Le goût du Ventoux, en version nature
Le Carignan est l’un de ces cépages que l’Histoire a malmenés. Originaire vraisemblablement d’Espagne – il y est appelé Cariñena ou Mazuelo –, il s’est imposé en France au XIXe siècle pour devenir, dans les années 1960, l’un des cépages les plus plantés du pays. Il était alors synonyme de productivité, notamment dans les vignobles du sud-est et du Languedoc, où il servait à produire des vins en grande quantité, souvent au détriment de la qualité.
Pourtant, derrière cette réputation parfois injuste d’un cépage "de masse" se cache une richesse cachée. Capable de s’adapter aux climats chauds et aux conditions arides, doté d’un potentiel tannique affirmé et d’arômes profonds, le Carignan peut donner naissance à des vins de caractère, à la fois rustiques et complexes. Depuis quelques années, il amorce une mue : nombreux sont les vignerons qui redécouvrent son authenticité et son aptitude à refléter le terroir.
Le retour du Carignan s’explique en partie par sa capacité à répondre aux exigences de la viticulture biologique ou biodynamique, qui gagne du terrain au Ventoux. Traditionnellement cultivé en gobelet – une taille qui favorise une exposition optimale des grappes et limite les maladies cryptogamiques –, ce cépage se prête bien à une approche respectueuse des sols et de l’environnement.
De plus, le Carignan est naturellement résistant à la sécheresse, un atout majeur dans une région du Ventoux qui subit de plus en plus les effets du réchauffement climatique. Avec des étés plus chauds et plus longs, les vignerons doivent chercher des solutions pour maintenir l’équilibre des vignes. Ce cépage aux racines profondes trouve ainsi sa pertinence dans ces terroirs souvent marqués par des sols caillouteux ou argilo-calcaires.
Enfin, le Carignan ne se laisse pas dominer par le rendement une fois encadré. En limitant les récoltes et en valorisant les parcelles les plus qualitatives, il peut exprimer un registre aromatique exceptionnel : des fruits noirs mûrs, des notes épicées, et même une belle vivacité en bouche lorsqu’il est vinifié dans des cuvées soigneusement travaillées.
Aujourd’hui, plusieurs domaines bio du Ventoux réintègrent le Carignan dans leurs assemblages, voire en monocépage pour les plus téméraires. Si les Grenache, Syrah ou Mourvèdre y dominent encore les rouges, le Carignan s’insinue discrètement, retrouvant ses lettres de noblesse.
On peut ainsi citer des domaines comme le Domaine de Fondrèche ou le Domaine des Anges, qui explorent avec justesse les potentialités de ce cépage. Si certains lui réservent encore un rôle d’assaisonnement – apportant structure et fraîcheur dans des assemblages dominés par le Grenache –, d’autres s’aventurent vers des interprétations plus osées où le Carignan mène la danse.
Malgré ce regain d’intérêt parmi les vignerons du Ventoux, le Carignan reste souvent méconnu des consommateurs, qui lui préfèrent des cépages plus "évidents" comme la Syrah ou le Grenache. Une méconnaissance, mais aussi une opportunité pour les amateurs curieux : les cuvées dominées par le Carignan offrent bien souvent un rapport qualité-prix remarquable.
Il reste toutefois un chemin à parcourir pour mieux éduquer le grand public sur ses spécificités. Comme le souligne un sommelier de Carpentras, "le Carignan intrigue quand on le fait déguster à l’aveugle : les gens s’attendent à un vin rustique, mais ils découvrent des tanins élégants et des arômes complexes." Une pédagogie à développer, notamment sur les marchés locaux, où l’enracinement des vins bio du Ventoux rencontre déjà un bel écho.
Le retour du Carignan dans les cuvées bio du Ventoux illustre une dynamique plus large : celle d’une région viticole en quête de sens et d’authenticité. À l’heure où les consommateurs se tournent davantage vers des vins qui reflètent un terroir et des pratiques respectueuses de l’environnement, ce cépage renaît comme le témoin d’une viticulture intuitive et engagée.
Est-il pour autant promis à devenir une star des rouges du Ventoux ? Si son avenir reste incertain dans une appellation où il rivalise avec des cépages plus consensuels, une chose est sûre : le Carignan, porté par l’insolence créative des vignerons bio, a encore beaucoup à raconter, à qui voudra bien écouter (ou déguster).