25 juin 2025

Sur les traces des cépages oubliés du Ventoux : histoire, mémoire, renaissance

Le goût du Ventoux, en version nature

Quand la vigne du Ventoux racontait d’autres histoires

Aux pieds du Ventoux, aujourd’hui largement recouverts de grenache, syrah et carignan, la vigne racontait il y a un siècle d’autres histoires. Le paysage viticole du Comtat Venaissin – l’appellation Ventoux actuelle – ressemblait alors à une mosaïque d’une étonnante diversité. On y trouvait autant de cépages oubliés que de dialectes locaux, ancrés dans la terre comme dans la mémoire collective. Tout un pan de ce patrimoine a disparu ou survit à l’état de vestige. Pour comprendre comment et pourquoi, il faut remonter le fil de l’histoire vigneronne locale.

Panorama des anciens cépages du Ventoux

Jusque dans les années 1930-1950, les vignes du Ventoux accueillaient une diversité génétique bien supérieure à celle d’aujourd’hui. Cette diversité s’explique par la nécessité de garantir chaque année une vendange, malgré les aléas climatiques ou les maladies.

Voici quelques cépages emblématiques, aujourd’hui disparus ou presque :

  • Piquepoul noir : cépage ancien du Sud-Est, très présent au XIX siècle dans le Comtat. Ce n’est pas la piquepoul blanc du Picpoul de Pinet, mais une lointaine cousine, appréciée pour sa vivacité et ses tanins fermes (source : INRAE, Conservatoire de Vassal).
  • Terret noir : souvent confondu avec le terret gris ou le terret blanc, il était prisé pour sa capacité de production et sa résistance, mais ses rendements irréguliers et sa couleur pâle l’ont fait décliner.
  • Œillade noire : originaire du Languedoc et autrefois cultivé dans la région, l’œillade donnait des vins colorés, fruités, recommandés pour le plaisir immédiat plus que pour la garde.
  • Counoise : ancien cépage destiné à l’assemblage, connue pour sa fraîcheur, sa finesse et ses notes épicées. La counoise, bien qu’encore présente dans la région voisine de Châteauneuf-du-Pape, a pratiquement disparu du Ventoux.
  • Aspiran noir : implanté depuis le XVIII siècle sur les sols du Comtat, donnant des vins légers, peu alcoolisés.
  • Aramon noir : phénomène du XIX siècle, notamment après la crise du phylloxéra : cépage très productif, il a occupé jusqu’à 30 % des surfaces du Vaucluse dans les années 1930 (source : Banque nationale des cépages, FranceAgriMer).
  • Bourboulenc : cépage blanc plus rare dans ses formes anciennes, intégré dans certains assemblages traditionnels, donnant fraîcheur et structure.
  • Muscardin : aujourd’hui une rareté, vinifié encore par quelques maisons à Châteauneuf-du-Pape, il faisait partie des vignes du Ventoux au XVIII et XIX.
  • Pamarin, Piquepoul gris, Plant d’Arles, Picardan… Autant de noms aujourd’hui méconnus, recensés dans les vieux cadastres et cahiers de celles et ceux qui travaillaient la vigne autour de Carpentras ou Bédoin.

Chacun portait une part de l’identité du vin du Ventoux, une originalité aromatique ou structurelle souvent inimitable. Distincts du grenache et de la syrah d’aujourd’hui, ces cépages formaient une véritable mosaïque sensorielle.

Pourquoi tant d’oubli ? Les causes d’une disparition

Le phylloxéra et le grand chambardement

La première grande vague de disparition des cépages dans le Ventoux remonte à la crise du phylloxéra. Ce puceron, arrivé en France dans les années 1860, a décimé près de 90 % du vignoble national en une trentaine d’années. La replantation s’est faite à partir de porte-greffes américains, puis de cépages sélectionnés pour leur résistance ou leur productivité. Bon nombre de variétés traditionnelles n’ont pas été replantées, souvent faute de greffons disponibles ou de perspective commerciale. (Source : Institut français de la vigne et du vin.)

Rationalisation et course au rendement

La première moitié du XX siècle a vu triompher une vision rationnelle de la viticulture. Sous l’effet de la crise économique, des guerres et de la nécessité de « nourrir » l’industrie, les cépages à gros rendements ont été privilégiés : l’aramon, par exemple, a envahi les plaines. D’autres, jugés peu productifs ou trop fragiles, ont été abandonnés. Le grenache, la syrah, puis le carignan, souvent plus rentables ou plus « constants », ont peu à peu éclipsé la diversité d’origine.

L’AOC et la normalisation gustative

La création des appellations d’origine contrôlée (AOC) a aussi joué un rôle. Pour valoriser les vins, il fallait leur donner une image cohérente et reproductible d’un millésime à l’autre. Les décrets de l’AOC Côtes du Ventoux – obtenue en 1973, devenue Ventoux AOC en 2009 – fixaient une liste de cépages principaux, marginalisant les autres : grenache, syrah, mourvèdre, cinsault et carignan en rouge, clairette, grenache blanc, bourboulenc, roussanne et viognier en blanc. De nombreux cépages « historiques » ont dès lors été exclus des plantations ou limités à l’état anecdotique.

L’oubli dans les mémoires, le ruissellement de la monoculture

L’évolution des goûts, la mondialisation des styles, la volonté d’aller vers des vins « plus faciles à vendre » ont achevé ce mouvement. La mémoire paysanne, transmise de génération en génération, a parfois résisté – grâce à certains vignerons et conservatoires –, mais la perte de diversité reste considérable.

Des traces ténues : présence résiduelle et conservatoires

Quelques vieilles souches subsistent ici ou là, dans un coin de parcelle, sur une treille oubliée ou dans les massifs du piémont. Certains domaines conservent encore quelques rangs d’œillade ou de counoise, utilisés pour l’assemblage ou vinifiés séparément à titre confidentiel.

  • Conservatoire de Vassal (INRAE, Marseillan) : conserve plus de 7500 accessions de vignes, dont de très nombreux raisins obscurs du Ventoux et de la vallée du Rhône (Source : INRAE - Domaine de Vassal).
  • Expérimentation locale : certains vignerons du Ventoux, comme Laurent Chave à Saint-Pierre-de-Vassols, ou la famille de La Roche Paradis à Mormoiron, ont entrepris de replanter de vieilles variétés, parfois retrouvées dans les archives familiales ou régionales.
  • Observatoire Ampélographique du Vaucluse : sous l’égide du Centre du Rosier, recense et tente de sauvegarder la diversité cépagique du département (Source : Observatoire Ampélographique du Vaucluse, document de 2022).

La difficulté : même si la législation française autorise, sous certaines conditions expérimentales, la plantation de cépages oubliés, la commercialisation des vins issus de ces cépages reste très encadrée.

Quel intérêt à ressusciter ces cépages oubliés ?

Adaptation climatique et résistance naturelle

Face aux épisodes de sécheresse, à l’augmentation des températures et aux maladies émergentes, plusieurs de ces cépages « délaissés » présentent des atouts naturels : maturité plus tardive, résistance à l’oïdium ou au mildiou, meilleure adaptation à la fraîcheur du Ventoux ou à ses sols calcaires. À titre d’exemple, l’aramon, moqué pour ses rendements, présente de nos jours un intérêt certain pour sa capacité à produire des vins légers à faible teneur alcoolique – une caractéristique recherchée par certains amateurs sensibles au réchauffement climatique.

Renouveau gustatif : des vins à la personnalité marquée

Beaucoup de ces cépages apportent un supplément d’âme à l’assemblage : nervosité, fraîcheur herbale, acidité vive, bouche légère mais persistante, notes épicées… Leur intégration relance la créativité des vigneronnes et vignerons, désireux de proposer de nouveaux horizons sensoriels, éloignés du « goût international ».

  • La counoise (encore cultivée à Châteauneuf-du-Pape, où elle est un cépage officiel de l’AOC) apporte finesse et allonge aux assemblages.
  • L’œillade redonne couleur et gourmandise.
  • Le piquepoul noir, replanté à titre expérimental en Provence et dans le Gard, offre vivacité et croquant.

Des initiatives récentes, comme le projet « Vignes Rares » porté par les Vignerons Engagés du Rhône Sud, cherchent à redonner une place à ces variétés oubliées (source : Vignerons Engagés).

Vers un retour en force ? Initiatives et perspectives

Le mouvement bio, allié des cépages anciens

La philosophie biologique, qui privilégie la biodiversité et la préservation du patrimoine local, favorise naturellement la redécouverte de ces cépages. Plusieurs domaines du Ventoux travaillent aujourd’hui de petites surfaces de variétés rares, à des fins expérimentales ou pour des cuvées qui flirtent avec l’IGP ou le « vin de France » – classification plus souple que l’AOC.

  • Domaine des Touchines : expérimente le plant d’Arles sur les sables rouges de Mazan.
  • Domaine du Chêne Bleu : a mené en 2022 une micro-vinification de piquepoul noir retrouvée sur un vieux coteau.

Ces initiatives restent encore isolées mais gagnent du terrain. Certains vignerons collaborent avec l’INRAE pour accéder aux plants sains de cépages autochtones. Un mouvement qu’on retrouve aussi dans les associations de sauvegarde du patrimoine ampélographique du Grand Sud.

Un enjeu identitaire pour l’avenir du Ventoux

Retrouver la diversité, ce n’est pas seulement une affaire de nostalgie. C’est aussi une manière d’ancrer les vins du Ventoux dans leur terre d’origine, de donner aux consommateurs – locaux ou non – une expérience unique, impossible à reproduire ailleurs.

La question qui se pose aujourd’hui pour l’appellation Ventoux et ses vignerons bios : faut-il assouplir les cahiers des charges pour ouvrir la porte aux anciens cépages ? Comment valoriser cette richesse auprès du public ?

Raconter le Ventoux par la diversité : la vigne comme patrimoine vivant

Observer ces cépages perdus, parfois sur le point de renaître, c’est se relier à des siècles d’expérimentation paysanne, à l’intuition de gens qui n’avaient d’autre boussole que la nature, l’observation et la patience du temps long. Retrouver la palette oubliée du Ventoux, c’est faire un pari sur l’originalité, la résilience, la beauté d’une terre qui ne cesse de se réinventer. Derrière chaque souche retrouvée, il y a un récit à partager, et sans doute l’avenir d’un vin vraiment vivant.

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