Le goût du Ventoux, en version nature
Aux pieds du Ventoux, aujourd’hui largement recouverts de grenache, syrah et carignan, la vigne racontait il y a un siècle d’autres histoires. Le paysage viticole du Comtat Venaissin – l’appellation Ventoux actuelle – ressemblait alors à une mosaïque d’une étonnante diversité. On y trouvait autant de cépages oubliés que de dialectes locaux, ancrés dans la terre comme dans la mémoire collective. Tout un pan de ce patrimoine a disparu ou survit à l’état de vestige. Pour comprendre comment et pourquoi, il faut remonter le fil de l’histoire vigneronne locale.
Jusque dans les années 1930-1950, les vignes du Ventoux accueillaient une diversité génétique bien supérieure à celle d’aujourd’hui. Cette diversité s’explique par la nécessité de garantir chaque année une vendange, malgré les aléas climatiques ou les maladies.
Voici quelques cépages emblématiques, aujourd’hui disparus ou presque :
Chacun portait une part de l’identité du vin du Ventoux, une originalité aromatique ou structurelle souvent inimitable. Distincts du grenache et de la syrah d’aujourd’hui, ces cépages formaient une véritable mosaïque sensorielle.
La première grande vague de disparition des cépages dans le Ventoux remonte à la crise du phylloxéra. Ce puceron, arrivé en France dans les années 1860, a décimé près de 90 % du vignoble national en une trentaine d’années. La replantation s’est faite à partir de porte-greffes américains, puis de cépages sélectionnés pour leur résistance ou leur productivité. Bon nombre de variétés traditionnelles n’ont pas été replantées, souvent faute de greffons disponibles ou de perspective commerciale. (Source : Institut français de la vigne et du vin.)
La première moitié du XX siècle a vu triompher une vision rationnelle de la viticulture. Sous l’effet de la crise économique, des guerres et de la nécessité de « nourrir » l’industrie, les cépages à gros rendements ont été privilégiés : l’aramon, par exemple, a envahi les plaines. D’autres, jugés peu productifs ou trop fragiles, ont été abandonnés. Le grenache, la syrah, puis le carignan, souvent plus rentables ou plus « constants », ont peu à peu éclipsé la diversité d’origine.
La création des appellations d’origine contrôlée (AOC) a aussi joué un rôle. Pour valoriser les vins, il fallait leur donner une image cohérente et reproductible d’un millésime à l’autre. Les décrets de l’AOC Côtes du Ventoux – obtenue en 1973, devenue Ventoux AOC en 2009 – fixaient une liste de cépages principaux, marginalisant les autres : grenache, syrah, mourvèdre, cinsault et carignan en rouge, clairette, grenache blanc, bourboulenc, roussanne et viognier en blanc. De nombreux cépages « historiques » ont dès lors été exclus des plantations ou limités à l’état anecdotique.
L’évolution des goûts, la mondialisation des styles, la volonté d’aller vers des vins « plus faciles à vendre » ont achevé ce mouvement. La mémoire paysanne, transmise de génération en génération, a parfois résisté – grâce à certains vignerons et conservatoires –, mais la perte de diversité reste considérable.
Quelques vieilles souches subsistent ici ou là, dans un coin de parcelle, sur une treille oubliée ou dans les massifs du piémont. Certains domaines conservent encore quelques rangs d’œillade ou de counoise, utilisés pour l’assemblage ou vinifiés séparément à titre confidentiel.
La difficulté : même si la législation française autorise, sous certaines conditions expérimentales, la plantation de cépages oubliés, la commercialisation des vins issus de ces cépages reste très encadrée.
Face aux épisodes de sécheresse, à l’augmentation des températures et aux maladies émergentes, plusieurs de ces cépages « délaissés » présentent des atouts naturels : maturité plus tardive, résistance à l’oïdium ou au mildiou, meilleure adaptation à la fraîcheur du Ventoux ou à ses sols calcaires. À titre d’exemple, l’aramon, moqué pour ses rendements, présente de nos jours un intérêt certain pour sa capacité à produire des vins légers à faible teneur alcoolique – une caractéristique recherchée par certains amateurs sensibles au réchauffement climatique.
Beaucoup de ces cépages apportent un supplément d’âme à l’assemblage : nervosité, fraîcheur herbale, acidité vive, bouche légère mais persistante, notes épicées… Leur intégration relance la créativité des vigneronnes et vignerons, désireux de proposer de nouveaux horizons sensoriels, éloignés du « goût international ».
Des initiatives récentes, comme le projet « Vignes Rares » porté par les Vignerons Engagés du Rhône Sud, cherchent à redonner une place à ces variétés oubliées (source : Vignerons Engagés).
La philosophie biologique, qui privilégie la biodiversité et la préservation du patrimoine local, favorise naturellement la redécouverte de ces cépages. Plusieurs domaines du Ventoux travaillent aujourd’hui de petites surfaces de variétés rares, à des fins expérimentales ou pour des cuvées qui flirtent avec l’IGP ou le « vin de France » – classification plus souple que l’AOC.
Ces initiatives restent encore isolées mais gagnent du terrain. Certains vignerons collaborent avec l’INRAE pour accéder aux plants sains de cépages autochtones. Un mouvement qu’on retrouve aussi dans les associations de sauvegarde du patrimoine ampélographique du Grand Sud.
Retrouver la diversité, ce n’est pas seulement une affaire de nostalgie. C’est aussi une manière d’ancrer les vins du Ventoux dans leur terre d’origine, de donner aux consommateurs – locaux ou non – une expérience unique, impossible à reproduire ailleurs.
La question qui se pose aujourd’hui pour l’appellation Ventoux et ses vignerons bios : faut-il assouplir les cahiers des charges pour ouvrir la porte aux anciens cépages ? Comment valoriser cette richesse auprès du public ?
Observer ces cépages perdus, parfois sur le point de renaître, c’est se relier à des siècles d’expérimentation paysanne, à l’intuition de gens qui n’avaient d’autre boussole que la nature, l’observation et la patience du temps long. Retrouver la palette oubliée du Ventoux, c’est faire un pari sur l’originalité, la résilience, la beauté d’une terre qui ne cesse de se réinventer. Derrière chaque souche retrouvée, il y a un récit à partager, et sans doute l’avenir d’un vin vraiment vivant.