Le goût du Ventoux, en version nature
Avant de devenir ce paysage mosaïque où alternent vignes, forêts, oliveraies et piémonts de villages, le Ventoux fut d’abord un mythe géologique. La vigne y prend racine dès l’Antiquité. Si les Grecs installent les premiers comptoirs au débouché du Rhône, ce sont les Romains qui, au Ier siècle av. J.-C., implantent la viticulture sur les sols caillouteux du Comtat Venaissin – la plaine bénie qui fuit le Ventoux. Des fouilles à Vaison-la-Romaine, Mazan ou Carpentras livrent des pressoirs, des amphores à vin, des monnaies dédiées à Bacchus (source : INAO, Archéologie du vin en Gaule).
À l’époque gallo-romaine, la vigne structure le territoire. On cultive les cépages antiques : biturica, ancêtre revendiqué du cabernet, et surtout des variétés locales adaptées à la sécheresse. La tradition se maintient sous les Wisigoths et les Carolingiens, même si la vigne garde un rôle secondaire derrière les céréales.
Le véritable âge d’or prend corps au Moyen Âge, au fil des donations aux monastères. Les abbayes de Senanque et Aiguebelle, ainsi que le puissant chapitre de Carpentras, poussent à la multiplication des clos : vignobles ceints, cultivés par les moines et les familles sous leur protection. Le savoir-faire viticole progresse – taille, greffage, sélection des plants – dans une volonté de produire un vin rituel mais aussi commercial.
Le XIV siècle marque un tournant : l’arrivée des papes en Avignon (1309-1377) booste la production. Les dignitaires pontificaux encouragent la plantation sur le piémont du Ventoux pour approvisionner leur cour. Ainsi naissent autour de Malaucène, Bédoin ou Mormoiron de véritables « vignobles clunisiens », reliés par un réseau de mules et de chemins, qui permettent au vin du Ventoux de circuler jusqu’en Italie.
Comme partout dans le Midi, le Ventoux n’échappe pas à la catastrophe du phylloxéra. À partir de 1865, ce minuscule puceron venu d’Amérique détruit quasi totalement le vignoble traditionnel en une décennie. On replante alors sur porte-greffe résistant, souvent en sélectionnant des variétés plus productives et robustes pour répondre à la demande croissante en vin de table.
Paradoxalement, ce traumatisme amorce une modernisation technique : généralisation du greffage, rationalisation du palissage, premiers essais de traitements. C’est aussi à cette époque qu’émergent les premières structures syndicales viticoles pour défendre les producteurs face à la concurrence du vin algérien et à la montée des fraudes.
La première structuration officielle du vignoble se fait sous l’impulsion de l’Institut National des Appellations d’Origine (INAO), créé en 1935. En 1939, une zone de production “Côtes du Ventoux” est reconnue en VDQS (Vin Délimité de Qualité Supérieure), couvrant 51 communes. Être “VDQS” n’est pas encore accéder au Graal, mais c’est déjà s’aligner sur des exigences plus fortes de traçabilité, cépages, typicité.
Il faut attendre 1973 pour voir le Ventoux accéder enfin à l’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC), ardemment défendue par des figures comme Paul Roux (Château Pesquié). Progressivement, l’aire s’étend : aujourd’hui, 6 000 hectares répartis sur trois entités (Monts de Vaucluse, Piémont Sud, Plaine Méditerranéenne), en rouge, blanc et rosé (source : Fédération des Vignerons du Ventoux, 2023).
Dans le Ventoux, la vigne n’est pas qu’affaire de grandes familles ou de châteaux. Au contraire, aux lendemains de la crise phylloxérique puis des guerres, les caves coopératives jouent un rôle crucial dans l’émancipation économique des petits vignerons. La première, à Mazan (1929), est suivie par une douzaine d’autres dans les années 30-60 : Beaumes-de-Venise, Bédoin, Mormoiron…
Le modèle est basé sur :
À partir des années 1980, plusieurs caves commencent à orienter une partie de leur production vers des cuvées parcellaires ou supérieures, amorçant une montée en qualité. Aujourd’hui, même si une cinquantaine de domaines indépendants font parler d’eux, les caves coop tiennent encore 60 % de la production Ventoux (source : Fédération des Caves Coopératives du Vaucluse).
Les années 1980 puis 1990 bouleversent la physionomie viticole du Ventoux. Jusque-là, la majorité des vins locaux – chaleureux, puissants mais parfois sans finesse – sont vendus en vrac, destinés au marché régional ou assemblés ailleurs. La concurrence internationale, la baisse de consommation en France et la crise du “vin de masse” obligent à revoir les pratiques.
Trois évolutions majeures :
Des domaines comme Château Pesquié, Domaine de La Verrière ou Clos de Trias font alors sensation, prouvant que le Ventoux peut rivaliser avec le Rhône méridional sur la finesse et la buvabilité.
La conversion bio n’est pas une énième mode dans le Ventoux. Elle trouve ses racines dans ce rapport charnel à la terre et aux hommes. Si les pionniers, tels que la famille Monier à Mormoiron ou le Domaine d’Estézargues, se lancent dès la fin des années 1980, c’est surtout au tournant des années 2000 que la dynamique s’accélère : en 2010, seuls 9 % du vignoble était conduit en bio ; aujourd’hui, plus d’un tiers des surfaces sont certifiées AB ou en conversion, classant le Ventoux parmi les AOC phares de la viticulture bio française (source : Agence Bio).
Ce mouvement s’inscrit aussi dans la continuité des pratiques héritées des anciens – compost, traitements naturels, polyculture. Mais le bio d’aujourd’hui est technique, exigeant, fruit de choix profondément réfléchis et revendiqués.
Le Ventoux a longtemps cultivé des cépages aujourd’hui disparus ou négligés : l’aramon (productif mais peu qualitatif), le picardan, la counoise, le terret noir, ou encore le cinsault élevé pour le vin rouge et non seulement pour le rosé. Après le phylloxéra, beaucoup ont été sacrifiés au profit du grenache, de la syrah, du carignan ou du mourvèdre, considérés plus résistants et de meilleur rendement aromatique.
Depuis peu, quelques vignerons réintroduisent la clairette rose, l’alicante bouschet, voire le caladoc. Des essais sont menés pour préserver la diversité génétique et faire revivre certaines typicités du Ventoux d’antan (source : Observatoire Ampélographique du Sud-Est).
L’histoire de la viticulture ventousienne, loin d’être un simple récit patrimonial, façonne chaque parcelle et chaque bouteille d’aujourd’hui. Elle s’incarne dans les contrastes : la rigueur héritée des abbayes, la solidarité du modèle coopératif, l’énergie des convertis du bio et la mémoire des anciens cépages. Les vins du Ventoux portent cette identité mêlée : arômes de fruits mûrs, d’herbe sèche, de garrigue et de roche, affirmation d’un territoire ouvert, vivant, fidèle à ses racines mais tourné vers l’avenir.
Qui sait le soin porté à une vigne plantée avant la guerre, à l’ombre du Mont Ventoux, ne s’étonnera pas de la vitalité de cette appellation. C’est toute la richesse d’un paysage humain et naturel qui s’exprime dans chaque verre.