7 juin 2025

Ventoux, la mémoire vivante de la vigne : voyage aux racines de la culture viticole

Le goût du Ventoux, en version nature

Aux origines du vignoble ventousien : la vigne avant la vigne

Sous le regard immuable du Mont Ventoux, la vigne s’étend aujourd’hui sur des milliers d'hectares, sculptant collines et plateaux d’une mosaïque verte et ocre. Pourtant, avant que les ceps n’enracinent leur histoire, c’est toute une succession de civilisations qui ont occupé ce territoire, entre garrigues, forêts et premiers défrichements. Les traces de la vigne sauvage, vitis vinifera sylvestris, remontent bien avant notre ère. Mais il faut attendre l’arrivée des Grecs et surtout des Romains pour aborder la culture organisée de la vigne, qui donnera plus tard naissance à l’un des vignobles phares de la Vallée du Rhône.

Les Grecs, premiers voyageurs de la vigne en Gaule méridionale

Les écrits antiques attestent que la colonisation grecque, autour du Ve siècle avant notre ère, sert d’amorce à la diffusion de la vigne cultivée en Provence. Marseille puis les comptoirs côtiers voient apparaître les premières plantations, suivant un modèle économico-religieux (source : INAO). Toutefois, dans la vallée du Rhône, au pied du Ventoux, la progression se fait plus lente. La vigne est rare alors, et partagée, parfois mélangée aux cultures céréalières.

Ce n’est qu’aux IIe et Ier siècles avant J.-C. que la culture viticole remonte vers l’intérieur des terres. Les poteries, amphores et restes de pressoirs découverts près de Vaison-la-Romaine et Carpentras l’attestent : la vigne gagne du terrain, portée par les échanges avec Rome et la dynamique des oppida locaux. Des fouilles (notamment dirigées par l’archéologue Michel Bats) montrent une occupation rurale tournée vers la polyculture, avec raisins de bouche et début de vinification.

Le temps des Romains : un vignoble structuré et exportateur

L’installation romaine, à partir du Ier siècle avant J.-C., marque le début d’une vraie organisation agricole. Les vestiges de villas gallo-romaines sont fréquents dans le Comtat Venaissin, Saint-Didier, Malaucène, ou Mazan, avec canalisations, outils agraires et pressoirs attestant l’importance économique de la vigne. À Séguret, une inscription du IIe siècle mentionne un certain “Caius Julius Primus, vigneron”, preuve d’un métier identifié & respecté (source : Musée Calvet, Avignon).

Les vins du Ventoux connaissent alors une certaine réputation, confirmée par la présence d’amphores typiques de la Narbonnaise jusque sur les marchés de Rome et de Lyon. Le commerce par le Rhône, alors axe majeur, facilite la diffusion des crus locaux. On estime ainsi que, dès le IIe siècle, la vigne occupe plusieurs milliers d’hectares autour du mont, même si la polyculture reste la norme.

Moyen Âge : résistances, renouveaux et influences papales

L’effondrement de l’Empire romain, puis les invasions successives, mettent à mal la viticulture locale. Mais la vigne ne disparaît pas : elle se replie sur les enclaves monastiques, abbaye de Sénanque ou monastère de Groseau ; elle se maintient aussi grâce à la consommation liturgique et à la production de vin pour l’hostie.

Le véritable renouveau intervient à partir du XIIIe siècle, avec l’installation des papes à Avignon (1309-1377). Ils favorisent une éclatante renaissance des vignobles provençaux et comtadins. De nouvelles plantations voient le jour :

  • Autour de Mazan et Carpentras, sur des terrasses aménagées.
  • Dans les villages perchés du Ventoux (Bédoin, Flassan, Le Barroux), impulsé par les archives pontificales des années 1330-1380 (source : Archives départementales Vaucluse).

C’est aussi à cette époque que les premières réglementations apparaissent : la vinification devient plus suivie, la taille plus méthodique, le troc de plants entre familles vigneronnes plus fréquent.

De la tradition à la crise : XVIIIe, XIXe, le temps des mutations

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la “république” viticole du Ventoux s’élargit encore. Les cartes cadastrales de 1725 confirment l’étendue de la surface plantée (près d’un tiers des terres cultivées dans plusieurs communes). Le vin, jusque-là réservé à la consommation locale, commence à s’exporter. Les foires de Carpentras, véritable poumon du Comtat, témoignent d’un troc intense de barriques et de plants.

Pour autant, tout n’est pas prospérité : période difficile, le gel de 1709 détruit une grande partie des récoltes, forçant de nombreux paysans à arracher ou relocaliser des parcelles. Plus tard, au XIXe siècle, deux crises majeures bouleversent définitivement l’équilibre :

  • L’arrivée de l’oïdium (1847), puis du phylloxéra (1863), ravage presque tous les vignobles, du Piémont jusqu’aux villages du piedmont ventousien (source : Museum d’Histoire Naturelle d’Avignon).
  • La reconstruction, au prix de greffages massifs de ceps américains, entraîne une “modernisation” des pratiques, mais aussi la disparition de nombreux vieux cépages locaux.

Certaines variétés historiques (comme la Counoise, la Picardan) disparaissent, tandis que le grenache ou le carignan, plus productifs, s’imposent. Le paysage du Ventoux change, mais la culture viticole survit grâce à la résilience paysanne.

XXe siècle : les caves, l’AOC, l’éveil à la bio

La création des caves coopératives à partir de 1924 (première cave à Mormoiron) révolutionne l’organisation du vignoble. Désormais, la mutualisation permet de vinifier plus proprement, de négocier les prix, et d’atténuer la dépendance à la météo ou aux cours mondiaux (source : Fédération des caves coopératives du Vaucluse).

1946 marque une étape décisive : l’obtention de l’AOC “Côtes du Ventoux” (devenue Ventoux depuis 2009), régulant cépages, rendements, et méthode de vinification, encourage la montée en qualité. Dès les années 1970-80, des pionniers du bio replantent sur des sols désertés voire abandonnés, souvent contre l’avis général.

  • 1973 : André Aubert lance la première parcelle conduite “écologique” du côté de Malaucène.
  • Années 1980 : le Domaine de Fondrèche, puis Château Pesquié, expérimentent l’agriculture raisonnée.
  • Début 2000 : la conversion bio s’accélère, portée par le mouvement collectif et le retour en grâce des cépages oubliés.

Aujourd’hui, près de 30 % du vignoble du Ventoux est conduit en agriculture biologique ou conversion (source : Syndicat AOC Ventoux, rapport 2023). Une dynamique remarquable, doublée d’une identité forte : climats frais, diversité de terroirs, engagement pour la biodiversité.

Évolution des cépages, savoir-faire et identité ventousienne

Du muscat d’Alexandrie vanté par les Romains jusqu’au grenache noir planté en remontée post-phylloxérique, le Ventoux a multiplié les expérimentations cépages. Aujourd’hui le vignoble brille par sa diversité :

  • Cépages rouges principaux : grenache, syrah, carignan, cinsault, mourvèdre, counoise.
  • Cépages blancs : clairette, viognier, grenache blanc, bourboulenc, roussanne, vermentino.
  • Près d’une vingtaine de micro-cépages relancés depuis 15 ans, principalement sur des parcelles en bio.

Côté savoir-faire, la mosaïque de sols (safres, coulées d’alluvions, argiles rouges, éboulis calcaires), l’altitude, et la tramontane, guident encore aujourd’hui la main des vignerons. Les vendanges manuelles, en petites caisses ou comportes, perdurent dans certains domaines, tout comme l’élevage long en cuves béton ou en demi-muids.

Chronologie synthétique : grandes étapes de la viticulture au pied du Ventoux

  • Ve siècle av. J.-C. : premiers indices de vignes cultivées via les échanges grecs.
  • Ier siècle av.–IIe siècle ap. J.-C. : apogée de la viticulture gallo-romaine, premières exportations.
  • Xe–XIIIe siècles : la vigne se concentre sur les domaines religieux et monastiques.
  • XIVe siècle : expansion papale, réglementations, essor des villages vignerons.
  • XVIIe-XVIIIe siècles : extension massive, premiers exports hors région.
  • XIXe siècle : crise du phylloxéra et reconstruction, mutation des cépages.
  • XXe siècle : naissance des caves, élan coopératif, obtention de l’AOC.
  • XXIe siècle : virage bio, replantation des cépages oubliés, rayonnement international.

Richesse patrimoniale et enjeux pour demain

Si la vigne au pied du Ventoux témoigne d’une histoire deux fois millénaire, elle suggère aussi un dialogue constant entre tradition et innovation. Le travail actuel autour de la bio, de l’agroforesterie ou de la sélection massale dessine une voie singulière : celle d’un vignoble où la mémoire du sol nourrit l’avenir. Les vigneronnes et vignerons, héritiers d’une longue histoire, se font aujourd’hui passeurs. Ils veillent à transmettre bien plus qu’un savoir-faire : une façon sensible d’habiter le paysage, fidèle au Ventoux vivant.

Pour aller plus loin : – “Le vignoble du Ventoux, mémoire du Comtat” – Association Mémoire du Comtat – “Vigne et vin sous le Ventoux, des origines à nos jours” – Fédération AOC Ventoux – Musée Comtadin-Duplessis, Carpentras – https://annees-vigne.fr ou https://www.vins-ventoux.fr

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