10 juin 2025

Quand la vigne renaît : le Ventoux après le phylloxéra, une épopée de transformation

Le goût du Ventoux, en version nature

La morsure du phylloxéra : basculement au pied du Ventoux

À la fin du XIX siècle, le Mont Ventoux, déjà veillé par ses collines tachetées de vignes, voit son paysage basculer. Dès les années 1860, le phylloxéra, ce minuscule puceron dévastateur venu d’Amérique, frappe de plein fouet la vallée du Rhône. En 1874, 70% du vignoble du Vaucluse est ruiné (INRA). L’odeur d’éther remplace celle des vendanges ; les villages vivent au rythme des vignerons contraints d’arracher, de brûler, de pleurer, parfois de partir.

Cette épreuve, qui a fait passer certaines communes de près de 1 000 hectares de vignes à quelques dizaines (Bédoin, Malaucène, Méthamis), marque durablement la mémoire locale. On y lit encore ce traumatisme dans les archives municipales, dans les récits transmis. Pourtant, ce désastre va, paradoxalement, poser les bases d’une véritable métamorphose du vignoble du Ventoux.

Reconstruire : le greffage sur porte-greffe américain

Le tournant arrive avec l’introduction des porte-greffes américains résistants au phylloxéra. Dès la fin des années 1880, la région du Ventoux, mais aussi tout le Sud-Est, entame la reconstruction patiente de son vignoble. Le greffage, technique peu usitée auparavant, devient le nouvel alphabet de la viticulture :

  • Les cépages locaux – grenache, carignan, cinsault, clairette – sont greffés sur Vitis riparia ou Vitis rupestris, porte-greffes adaptés aux sols du Ventoux.
  • La main-d’œuvre spécialisée, souvent originaire du Gard ou de Carpentras, sillonne les villages pour greffer à la houe et au canif, au printemps et à l’automne.
  • Certains domaines pionniers intègrent leurs propres pépinières, permettant de sélectionner les souches les mieux adaptées à chaque versant, à chaque galet, à chaque micro-climat.

Une véritable intelligence collective se déploie pour sauver ce qui peut l’être, tout en inaugurant de nouvelles pratiques culturales. On assiste aussi à une homogénéisation progressive du parcellaire et à la clarification de certains cépages jugés plus aptes à résister ou à offrir une typicité claire au “nouveau” Ventoux.

Le rôle moteur des coopératives

Si la reconstruction technique est cruciale, celle du modèle économique l’est tout autant. Le phylloxéra a vidé les caves comme les courages. Or, le Ventoux, territoire rural traditionnel, peine à accéder seul à l’investissement matériel requis par la replantation. C’est alors qu’apparaissent, à partir de 1920, une myriade de caves coopératives : Mormoiron, Bédoin, Mazan…

  • En 1939, 12 caves coopératives sont déjà actives dans le secteur, soit près de 70% de la production locale regroupée.
  • Les coopératives structurent la relance par la mutualisation des moyens (chais, pressoirs, cuveries), mais aussi de la commercialisation.
  • Grâce à cette modularité, le Ventoux évite la disparition pure et simple de la viticulture, en revalorisant son potentiel productif sur les marchés nationaux et coloniaux.

Ce modèle va façonner la sociologie vigneronne du Ventoux : on y croise alors autant de petits propriétaires-adhérents que de grandes familles reconstituant des domaines.

Du vin de masse à la quête de qualité : évolution des pratiques et de la réglementation

La première moitié du XX siècle est marquée par la priorité à la quantité. Après la faim causée par le phylloxéra, on veut remplir les barriques et réinvestir les marchés du midi. Les années 1950-60 voient près de 22 000 hectares de vigne recensés côté Vaucluse (source : Archives Départementales du Vaucluse).

Mais avec l’abondance vient vite la crise des excédents. Le Ventoux, en périphérie des grandes villes et soumis à une rude concurrence, comprend que la seule survie durable passera par la valorisation de son identité particulière. D’où des évolutions réglementaires structurantes :

  • 1973 : Création de l’AOC Côtes du Ventoux (devenue Ventoux en 2009), première reconnaissance officielle de la spécificité du terroir.
  • Sélection plus rigoureuse des cépages : une large place est faite au grenache et à la syrah, devenus emblématiques, tandis que le carignan et l’aramon, jugés “productivistes”, reculent fortement.
  • Début des premières démarches collectives de conversion vers la production raisonnée, inspirées par les voisins de la Vallée du Rhône septentrionale.

Le phylloxéra a ainsi servi de catalyseur pour repenser les équilibres entre rende­ment et qualité, entre homogénéité et diversité variétale.

Retour sur les cépages : une sélection granuleuse

Une particularité du Ventoux post-phylloxera réside dans la redéfinition du paysage ampélographique, influencée par l’épreuve traversée :

  • Le grenache noir s’impose sur les coteaux chauds et caillouteux, pour sa capacité à mûrir et à produire des vins amples, mais aussi pour sa relative tolérance à la sécheresse et à la pauvreté des sols (source : Inter Rhône).
  • La syrah gagne du terrain dès les années 1970, profitant de la redécouverte de ses qualités tanniques et aromatiques.
  • La clairette et le bourboulenc, précieux pour les blancs, traversent la tempête grâce à leur rusticité, mais ce sont les rouges qui dominent nettement l’aire d’appellation.

C’est aussi à cette époque que les vignerons, confrontés aux nouveaux défis sanitaires post-phylloxériques (mildiou, oïdium), adaptent progressivement les pratiques culturales : effeuillage, gestion parcellaire précise, choix des clones et densité de plantation, tout cela nourrit la singularité du Ventoux d’aujourd’hui.

Changements sociaux et paysages : une mascarade rurale en mutation

L’après-phylloxéra agit comme un accélérateur de transformations rurales :

  • Déclin puis abandon progressif de certains hameaux viticoles incapables de rebondir (la “Petite Provence” autour de Flassan, certains secteurs de Blauvac).
  • Relance économique, mais aussi recomposition des paysages : les cultures mixtes (céréales, vergers, lavandes) cèdent le pas à la vigne sur certains plateaux, tandis que des zones de garrigues sont revalorisées par la plantation sur porte-greffe adapté – un paysage composite et évolutif émerge.
  • Naissance, enfin, d’une nouvelle identité collective : les fêtes de la vigne, le renouveau des marchés de Carpentras et Malaucène, les syndicats de vignerons, participent à réancrer la culture viticole régionale dans la vie quotidienne.

Le Ventoux se prépare ainsi, lentement mais sûrement, à l’affirmation de sa personnalité : la polyphonie des collines, des sols, des vents et des savoir-faire se met en place.

L’émergence d’une viticulture engagée : les prémices du bio

Le traumatisme du phylloxéra, puis la succession de crises sanitaires et économiques du XX siècle, ont laissé chez de nombreux vignerons une méfiance vis-à-vis des solutions trop uniformes ou chimiques. Près de 36 % des surfaces viticoles replantées dans les années 1980-90 le sont selon une approche “raisonnée”, parfois bio, souvent doublement certifiée : AB et HVE (source : Observatoire régional de l’agriculture biologique PACA).

Le Ventoux devient ainsi un territoire pionnier du bio en vallée du Rhône, avec :

  • La création, dès les années 1980, de domaines pilotes (Château Unang, Domaine des Terres de Solence, etc.), qui inspirent un mouvement collectif.
  • Un travail de réconciliation entre tradition (vieux clones, respect du sol vivant) et innovation (sols enherbés, traitements alternatifs contre l’oïdium et le mildiou).
  • Une démarche d’ouverture vers l’œnotourisme, la pédagogie et la transmission, visible dans la multiplication des portes-ouvertes, marchés paysans bios et circuits courts.

Cette dynamique permet au Ventoux non seulement de résister à la mondialisation balbutiante du vin, mais aussi de se distinguer en tant que terroir vivant, riche d’expériences et d’engagements très divers.

Renaissance des terroirs : vers une nouvelle identité Ventoux

Le passage du phylloxéra n’a pas rayé la singularité du Ventoux, bien au contraire. Au fil du XX siècle, l’accent est mis sur la cartographie, la redécouverte de micro-terroirs “oubliés” durant la folle course à la replantation – les pentes de Méthamis, les terrasses de Beaumont-du-Ventoux, ou la mosaïque caillouteuse de Saint-Pierre-de-Vassols. Les travaux menés par les chercheurs de l’INRA dans les années 1990, en collaboration avec le syndicat de l’appellation, affinent encore la grille de lecture du terroir : on distingue désormais clairement les influences entrepiètements des Dentelles et celles des plateaux argilo-calcaires baignés d’afres matinales.

La génération des vignerons et vigneronnes arrivés dans les années 2000, souvent après des études ailleurs (Loire, Languedoc, Bourgogne), réconcilie modernité et héritage. La redécouverte d’anciennes variétés, la micro-vinification, le retour à la traction animale (notamment sur les coteaux les plus raides), la relance de l’agroforesterie : tout cela fait écho à la grande épreuve du phylloxéra, rappelant que la survie du vignoble passe toujours par le dialogue entre résilience et adaptation.

Un avenir façonné par la mémoire : apprendre du phylloxéra

La crise du phylloxéra a laissé au Ventoux une leçon d’humilité, mais aussi le souffle d’une vitalité retrouvée. La diversité des approches qui règne aujourd’hui, entre coopératives dynamiques, petits domaines bio, vignes centenaires rescapées et innovations collectives, s’inscrit dans cette histoire de survie et de renouvellement.

Le vignoble du Ventoux ne serait pas ce qu’il est sans ce passé rude, ce compagnon invisible que reste le phylloxéra dans la mémoire familiale des vignerons. La remise en question, la sélection patiente, la recherche obstinée d’une qualité sincère ont forgé une identité qui se reflète aujourd’hui dans chaque verre de Ventoux : du fruit, du relief, de la nuance, jamais de l’uniforme.

Sources :

  • INRA, “Histoire de la lutte contre le phylloxéra”
  • Inter Rhône, “Cépages du Rhône Sud”
  • Archives Départementales du Vaucluse
  • Observatoire régional de l’agriculture biologique PACA
  • Union des Caves coopératives du Ventoux

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